Éric Martin, collectionneur de tabatières
Rencontre avec Eric Martin, créateur du très intéressant site Internet, http://tabatieres-snuffboxes.chez-alice.fr/, qui lui permet de faire partager sa passion au plus grand nombre.
Jacques Mandorla - Vous êtes « buxidanicophile ». D’où vient ce terme « étrange » et que recouvre-t-il exactement ?
Eric Martin - Un buxidanicophile est, par définition, un « collectionneur de boîtes à tabac ». Ce terme vient du bas-latin « buxida », petite boîte en buis, de « nico », du nom de Jean Nicot qui introduisit à la cour de France la plante à tabac, et de « phile », qui aime.
JM - À quand remontent les premières tabatières ?
EM - En France, elles datent de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Elles sont alors sculptées dans l’ivoire ou le buis, généralement taillées en forme de poire et sont pourvues d’une petite ouverture à leur sommet. Cette ouverture permet, en secouant la tabatière, de verser un peu de poudre sur le revers de la main. C’est pourquoi, on les nomme également « secouettes ». Elles prendront ensuite la forme d’une boîte généralement faite d’un couvercle à fermeture hermétique, telle que nous les connaissons plus communément.
JM - À quoi servaient-elles ?
EM - Leur fonction première était de contenir et de conserver cette précieuse poudre onéreuse, qui n’était alors destinée qu’aux plus fortunés et réservée aux narines délicates des aristocrates. Les tabatières deviendront vite un objet ostentatoire, reflétant le rang social et la richesse de leur propriétaire. Ainsi, on prenait plaisir à les extraire de la poche ou d'un petit sac, et à se les passer de main en main dans les salons les plus raffinés. Pour priser, les gens bien nés étaient censés donner une tape légère sur le couvercle, saisir quelques grains du bout de leurs doigts, esquisser un geste subtil et aspirer la poudre avec extase. Le paysan, par contre, enfonçait son pouce et son index dans la tabatière pour en extraire une grosse pincée de tabac, posait cette dernière sur le dos de sa main gauche et la reniflait bruyamment en se barbouillant le nez !
JM - Dans quels matériaux étaient-elles faites ?
EM - Au XVIIIe siècle, à l’apogée de leur existence, elles étaient principalement constituées de matériaux précieux tels l’ivoire, l’or, le vermeil (or sur argent). Certaines étaient même rehaussées de pierres précieuses et réalisées par les plus grands orfèvres du moment. D’autres, tout aussi raffinées, étaient réalisées en émail ou en porcelaine tendre, décorées à la main, ou encore en écaille de tortue. Les plus belles servaient de cadeaux diplomatiques et étaient offertes aux représentants des puissances étrangères. Puis, avec le temps et l'essor de sa culture, le tabac devint de plus en plus populaire pour finalement toucher toutes les couches de la société, entraînant parallèlement la démocratisation des tabatières. Ainsi de nouveaux matériaux, moins coûteux, firent leur apparition : pomponne (métal à base de cuivre destiné à imiter l'or ou l'argent), vernis martin (imitation de laque), étain, coquillage, corne, bois, écorce, cuir, papier mâché, carton bouilli,…
JM - Quand votre passion a-t-elle commencé ?
EM - Le jour où mon grand-père me fit don de sa tabatière, qu'il tenait lui-même de son père. Ce superbe petit objet artisanal, soigneusement travaillé dans la corne et l'écaille de tortue rehaussée d'argent, m'avait toujours fasciné. Petit, jamais je n’aurais pu penser que cette petite boîte puisse être, un jour, à l’origine d’une collection et susciter autant d’intérêt de ma part ! Plus tard, à l’occasion d’un salon d’antiquités de Bourg-en-Bresse, j’ai remarqué une tabatière de la fin du XVIIe siècle, faite de buis et en forme de poire. Je l’ai payée 450 francs (69 euros environ). C’est, entre autres, grâce à cet achat que ma collection a débuté.
La première tabatière d’Eric Martin, travaillée dans la corne et l'écaille de tortue rehaussée d'argent, lui a été offerte par son grand-père.
JM - Pourquoi les collectionnez-vous ?
EM - Probablement parce que j’ai découvert, au fil de mes acquisitions, que chacune d’entre elles avait sa propre histoire. Elle ont toutes appartenu à quelqu’un pour qui elles ont, très vraisemblablement, beaucoup compté. Certaines ont même la particularité de nous offrir de précieux indices sur leurs anciens propriétaires : nom, initiales, adresse, date, portrait… D’autres tabatières, commémoratives, sont plus symboliques et relatent un fait historique (victoire militaire), la position politique d’une personnalité (portraits de Voltaire, Rousseau, Napoléon…) ou sont tout simplement typiques d’un lieu (tabatières constituées à partir d’un élément ayant appartenu à un édifice, à un bateau…) ou représentent tout simplement un gage d’amour (portrait de l’être aimé sur miniature).
JM - Combien en possédez-vous ?
EM - 176 à ce jour. La majorité est d’origine française, mais j’en détiens aussi plusieurs provenant de différents pays étrangers. Mon métier m’amenant à voyager dans le monde entier, j’ai eu la chance de pouvoir en dénicher quelques-unes, caractéristiques de leurs pays d’origine. Ainsi, les tabatières européennes sont quasiment toutes de même conception et s’accordent en taille (tabatière de table ou de poche) et en forme (boîte à couvercle ou secouette). Les tabatières asiatiques ont une particularité qui leur est propre : elles possèdent presque toutes un bouchon muni d’une spatule, avec une petite cuillère à son extrémité. Les plus raffinées sont peintes à l’intérieur. Enfin, les tabatières africaines sont généralement en forme de gourde, accrochées à une chaîne, portées autour du cou et accessoirisées ou non de perles de verre.
JM - Comment les classez-vous ?
EM - Par matériau et par pays d’origine : c’est ce qui m’a semblé le plus évident. J’aurai pu, tout aussi bien, les classer selon leurs formes, matières, décors, couleurs ou encore, pourquoi pas, en fonction de leurs symbolismes. Le choix était vaste !
JM - Quelles sont vos tabatières préférées ?
EM - Il est difficile de les classer par ordre de préférence : chacune a réellement sa place dans ma collection, car toutes reflètent un savoir-faire populaire. Ma tabatière préférée reste néanmoins celle offerte par mon grand-père car elle a forcément une grande valeur sentimentale. Viennent ensuite les tabatières les plus originales, les plus travaillées, les plus atypiques : en résumé, celles qui me parlent le plus.
Comme ma tabatière en corozo, un palmier des régions équatoriales, avec décor floral. Elle était généralement façonnée à partir d'une noix de corozo par des Français prisonniers au bagne en Guyane. Ils la travaillaient pour passer le temps mais aussi, et surtout, pour se faire un peu d'argent afin d'améliorer leur quotidien.
Tabatière en noix de corozo.
Ma tabatière de compagnon : c’est une pièce unique en buis, personnalisée au nom de son ancien propriétaire "Jean Hirch" sous lequel est inscrit sa qualité première « La ténacité ». On note la présence d'emblèmes sur le dessus : compas, équerre, œil et outils entrecroisés qui attestent qu’elle a très vraisemblablement appartenu à un compagnon ou à un franc-maçon.
Tabatière de compagnon.
Ma tabatière africaine : originaire de l’ethnie Dinka, elle date des années 1920 et provient du sud du Soudan. Façonnée dans du bois (peut-être de l’ébène), elle possède un bouchon en boyau et une chaîne métallique décorée de perles de verre.
Tabatière africaine de l’ethnie Dinka (Soudan).
Ma tabatière hollandaise : je l’ai achetée dans un petit magasin breton où elle était perdue au milieu d’autres objets et recouverte d’une épaisse poussière. Je l’ai eue pour une bouchée de pain : 49 euros. Une belle affaire, car les tabatières de cette qualité se vendent autour de 300 - 400 euros chez les antiquaires ! Elle date de la première moitié du XVIIIe siècle. Elle est en cuivre et on peut lire, gravé sur ses deux faces, le texte d’un ancien proverbe néerlandais qui se traduit par « De la viande jeune et du poisson frais. Une belle fille et du vin sur la table ».
Tabatière hollandaise.
Ma tabatière écossaise Turriff : elle est en cuivre et datée de 1909. Elle porte des informations précises sur son ancien propriétaire : « Mr Alexander Cruickshank, fermier à Middle Muirden, Turriff ». J’ai pu en savoir plus en me rendant sur place, à Turriff, pour mon travail et j’ai discuté avec un pharmacien du même nom, officiant dans la ville. Il apparaîtrait que cette tabatière serait celle d’un grand oncle à lui, vendue il y a quelques années à un antiquaire écossais.
Tabatière écossaise Turriff.
Ma tabatière écossaise Mull (« mull » vient de l’écossais et signifie « mill », moulin car le tabac à priser se présente sous forme de poudre) : il s’agit d’une autre tabatière écossaise, en corne de bélier, avec un bouchon en argent. La corne, après avoir été chauffée, a été remodelée en forme de spirale. La décoration sur le bouchon représente un chardon, l’emblème de l'Ecosse, et les initiales LM. Je l’ai achetée 135 euros directement à son ancien propriétaire John Robertson, âgé de 71 ans. Il la tenait de son grand-père, garde-chasse dans la région de Braes of Glenlivet, qui en avait hérité.
Tabatière écossaise Mull.
Ma tabatière à mécanisme : c’est une tabatière à code secret, d’origine anglaise, réalisée en cuivre. Il faut placer les 3 flèches sur la bonne combinaison pour faire pivoter le petit bouton supérieur et ouvrir le couvercle afin d’en extraire la précieuse poudre. Je l’ai achetée à un antiquaire londonien pour 180 euros.
Tabatière à mécanisme.
Ma secouette du Mont-St-Michel : réalisée sous la forme d’un livre, elle représente, d'un côté, un coq avec la mention « Quand ce coq chantera, mon amour finira » et, de l'autre, les armoiries du Mont-St-Michel. Je l’ai acquise sur un site de ventes aux enchères pour 120 euros.
Secouette du Mont-St-Michel.
Ma tabatière allemande : en bois fruitier sculpté, elle représente le château de Wartburg, situé en Thuringe. Après quelques recherches, je me suis aperçu que la forme de la tabatière représentait ce château presque à l’identique et qu’il avait une importance particulière sur le plan de l’histoire culturelle et religieuse, en raison du séjour qu’y fit le célèbre théologien Martin Luther, séjour au cours duquel il traduisit du grec en allemand le Nouveau Testament.
Tabatière allemande.
Ma tabatière anglaise : en cuivre et en forme de casquette d'officier, dite « peaked cap » (casquette à visière), elle est finement gravée du texte « Souvenir de Belgique 1916 ». Elle a été vraisemblablement réalisée par un soldat anglais ayant séjourné en Belgique, au cours de la Grande Guerre de 14-18. En effet, suite à l'invasion allemande de la Belgique neutre, les Britanniques sont entrés en guerre aux côtés de l'Entente franco-russe le 4 août 1914 et ont franchi la Manche dans le but de préserver l'équilibre européen et d'empêcher les Allemands d'accéder à la mer du Nord.
Tabatière anglaise.
JM - Existe-t-il un argus donnant la cote des tabatières ?
EM - Non et c’est bien dommage. Pour se faire une idée, il faut se contenter des prix pratiqués chez les antiquaires ou du peu de livres traitant du sujet. Une tabatière simple en écorce de bouleau, en papier mâché ou en corne vaut dans les 15-30 euros, selon son état et son décor. La majorité des tabatières du XIXe siècle se vendent entre 40 et 100 euros, mais plus elles sont originales ou « précieuses », plus leurs prix grimperont pour aller jusqu’à quelques milliers d’euros pour celles qui sont en or !
JM - Comment enrichissez-vous votre collection ?
EM - Au début, j’achetais toutes les tabatières que je trouvais, principalement sur les brocantes, vide-greniers et, bien sûr, sur les sites de vente aux enchères qui offrent une grande variété de modèles à prix abordables. Par la suite, je me suis concentré sur celles qui m’interpellaient le plus, eu égard à leur décor - le coup de cœur - en visitant les antiquaires, les salons spécialisés et les ventes aux enchères. Enfin restent celles que j’espère posséder un jour, mais qui dépassent de loin mon budget. Il faut savoir se fixer des limites et se garder une part de rêve !
JM - Quelles tabatières recherchez-vous plus particulièrement ?
EM - J’essaie de centrer principalement ma collection sur de beaux modèles d’art populaire, certains d’entre eux étant des pièces uniques. J’affectionne particulièrement les tabatières qui me procurent des informations sur leurs propriétaires ou sur leur lieu de création, ou encore celles qui, de par leur conception, sortent de l’ordinaire. Enfin, je prends plaisir à essayer de savoir à qui elles ont appartenu.
JM - Pourquoi avoir créé votre site Internet http://tabatieres-snuffboxes.chez-alice.fr/ ?
EM - Dans un premier temps, pour faire partager ma passion au plus grand nombre, ensuite pour pouvoir y montrer ma collection de tabatières dans son intégralité. J’aime partager, mais aussi recevoir des mails de personnes me demandant des informations sur leurs propres tabatières.
JM - Enfin, qu’aimeriez-vous dire en guise de conclusion ?
EM - La tabatière, ce bijou que l'on a aimé montrer, témoin d'une certaine élégance et d'un art de vivre quand elle n'a pas été compagne fidèle, a joué un rôle important dans notre société. La collectionner est un moyen de ne pas oublier l’important rôle social qu’elle a joué.
N’hésitez pas à visiter mon site : http://tabatieres-snuffboxes.chez-alice.fr
Petit lexique alphabétique, non exhaustif, des principaux types de tabatières, avec leurs caractéristiques.
À cage : se dit d'une tabatière dont les éléments de base qui la composent (plaque de porcelaine ou de nacre, laque japonaise...) sont sertis dans une monture en or, argent ou platine.
À deux tabacs : tabatière qui comprend deux compartiments intérieurs, permettant de stocker deux sortes de tabacs (parfumé à la rose et à la lavande, par exemple).
À la Sanson : pendant la Révolution, les patriotes s'équipent de tabatières en alliage à base de cuivre et en forme de Bastille, gravées de devises patriotiques. Celles dites "à la Sanson" représentent la place de Grève et la guillotine (Sanson était le bourreau qui coupait les têtes à la Révolution).
À scandale : créées par l'italien Fagnani qui représentait, sur les tabatières, les aventures galantes des personnages les plus en vue de la fin du XVIIe siècle !
À secret : tabatière avec un système d'ouverture dissimulé dans le couvercle.
D'avare : tabatière dont un premier orifice ne permet la prise que d'une petite quantité de tabac. Un autre orifice, généralement dissimulé dessous, permet d’obtenir une prise normale.
Du plaisantin : tabatière dont le tabac est dissimulé dans un double-fond non visible.
Optique : tabatière dont le décor, souvent érotique, n'apparaît que discrètement grâce à un effet d'optique ou à de la chaleur.
Pleine : tabatière dont l'or qui la compose est revêtu de nacre, corail, cornaline ou encore d'émaux transparents.
Pleureuse : tabatière utilisée en période de deuil.
Scatologique : tabatière représentant un personnage en grès en position assise, allant à la selle. Le bouchon est généralement situé dans le postérieur dénudé. Aussi appelée « père ou mère la colique ».
Trompeuse : tabatière de forme fantaisie (chaussure, livre, casquette, petit meuble, poisson...).
Turgotine : tabatière simple et plate, apparue sous Louis XVI après les réformes économiques sévères de Turgot.